Dès le début de la crise sanitaire, la structure régionale pour le livre en Pays de la Loire, Mobilis, a lancé une enquête auprès des acteurs du livre pour connaître les conséquences de l'épidémie sur le secteur. À partir des résultats de cette enquête, le Coll.LIBRIS a analysé les données chiffrées mais aussi qualitatives : les 41 maisons d'édition de différentes formes (sociétés, microentreprises, associations), de tailles diverses et aux lignes éditoriales variées (littérature, jeunesse, art, sciences humaines, écologie, voyage etc.) expriment ici leurs inquiétudes et leurs souhaits pour sortir de cette crise sanitaire.

 

Pas de méprise. La crise actuelle va avoir des conséquences sur l’ensemble de l’économie nationale et mondiale. Elle va toucher tous les secteurs d’activité, les professions et les métiers. L’art et la culture vont en sortir très affectés, le monde du livre pareillement. On sait que les métiers de la « chaîne » du livre sont particulièrement interdépendants, et les difficultés vont autant toucher les libraires, les diffuseurs, les distributeurs, les imprimeurs... Et, très directement, les créateurs, auteurs, illustrateurs… Dans le présent article, il s’agit de porter un regard ciblé sur les inquiétudes propres au métier d’éditeur dans un système globalement fragilisé.

À l’initiative de Mobilis, pôle régional du livre et de la lecture dans les Pays de la Loire, les professionnels ont été amenés à répondre à un questionnaire pour mieux analyser la problématique de la filière dans le contexte de la crise. Lancé immédiatement après le début du confinement, il visait à rendre compte de la perte immédiate et d’estimer celles à venir. Parmi l’ensemble des répondants, 36 éditeurs, dont 26 membres du Collectif des éditeurs en Pays de la Loire (Coll.LIBRIS).

Qui dit éditeur indépendant en région, dit extrême diversité des situations et de statut – et de genre, puisque la littérature, l’art, la bande dessinée, la jeunesse, le voyage, l’écologie, le régionalisme sont représentés. L’appréhension des événements ne peut pas être perçue de la même façon par une association (10), une entreprise (22) ou une micro-entreprise (4). Il faudra distinguer alors ce qui relève de la pérennité de la structure et de la pérennité des emplois.

Comprendre aussi que certaines structures sont tenues par des bénévoles, des retraités ou des personnes ayant une autre activité, que d’autres encore sont tenues par des personnes seules non salariées (17), et que peu finalement sont des entreprises avec des salariés. Parmi les répondants, seules 3 structures ont plus de 2 salariés. Ce qui explique des chiffres d’affaires très variables et plutôt modestes : 19 structures ont moins de 50 000 euros de CA annuel, 10 ont entre 50 000 et 100 000 euros, et 7 déclarent un CA annuel de plus de 100 000.
  

Le « zéro vente » résume le moment 


S’il fallait résumer en une formule l’ensemble de la situation, ce serait « zéro vente ». Depuis le début du confinement jusqu’à la fin prévue à ce jour le 11 mai 2020, soit deux mois, aucune vente n’est ou n’a été possible, ou à de très rares exceptions. Or, on sait que la période de mars à juin, 2 dans une année normale, est l’une des plus prolifiques pour des éditeurs de cette taille, au contraire de ceux, plus importants, qui tablent sur les rentrées littéraires de septembre et de janvier.

Quelle que soit la source de ventes - en librairies, en salons, lors de manifestations culturelles diverses, en ligne – quasiment rien ne s’est vendu, ni ne se vendra avant la reprise.

 

Les librairies et lieux de vente du livre indépendants ont fermé, ont respecté de façon solidaire les recommandations et décisions gouvernementales, et c’est de façon très marginale que certains ont pu effectuer quelques livraisons lors du premier mois de confinement. Les distributeurs ont, quant à eux, stoppé tous les offices programmés.

La liste des salons annulés est longue et s’énumère douloureusement : Paris (Livre Paris, L’autre livre, Marché de la poésie), Laval, Montaigu, Rennes, Le Pouliguen… Ainsi que les lectures en bibliothèque, les conférences, les dédicaces, les rencontres, les spectacles... Et, de façon solidaire, la quasi-totalité des éditeurs n’envoie pas par la Poste les livres commandés sur leur site marchand. Ces envois sont certes reportés, mais d’une manière générale, les commandes ont chuté. Bref, nous sommes proches du zéro vente et tous les projets éditoriaux ont été mis en attente.

Quand on fait le compte des événements annulés, certains éditeurs avancent le chiffre de 15 à 20 manifestations le plus souvent annulées, rarement reportées, d’ici la mi-juillet.
  

Les pires craintes


Les éditeurs ne sont pas très optimistes pour l’avenir des livres arrivés en librairie entre fin février et début mars. Avec une stratégie promotionnelle abandonnée par la force des choses, des sorties difficilement reportables, et des placements plus ou moins en nombre sur les tables des libraires, ces ouvrages ont peu de chance de trouver le lectorat espéré, même après les réouvertures annoncées.

Même inquiétude pour les éditeurs qui avaient prévu des réimpressions, parce que la demande était forte : une revue d’animation sur le cinéma, qui a connu un gros succès ces derniers mois, se retrouve du jour au lendemain sans lecteur et sans commandes, en tout cas en trop petit nombre pour justifier la réimpression.

 

Quant aux sorties prévues fin mars et avril, elles sont bloquées, sans savoir si elles vont réellement avoir lieu après le confinement, nous y reviendrons. Pas de ventes donc, blocage de toute la chaîne du livre, et un effet immédiat, les trésoreries se vident très rapidement et il devient difficile voire impossible de payer les fournisseurs et les auteurs.

Pour résumer, citons cette jeune maison d’édition jeunesse créée en 2019 :
 

Nous avions parié sur l’année 2020 pour nous faire connaître, en démarchant massivement les librairies et en participant à une bonne dizaine d’événements dont 5 rien qu’au mois de mars (Bruxelles, Bologne, Montaigu, Rennes, Vivre autrement). Sur ces 5 salons et foires, 3 sont annulés, 1 reporté (mais sans certitude) et 1 a donné lieu à une fréquentation catastrophique. En terme de visibilité, c’est donc épouvantable pour nous. De même pour la librairie, puisque nous avions 3 nouveautés à paraître le 27 mars, dont l’office est reporté à une date indéfinie.  


Certains tentent d’ores et déjà d’évaluer les pertes financières. Même s’il est difficile d’estimer si les ventes non faites vont se reporter sur les mois qui viennent ou s’annuler (dans le modèle actuel des nouveautés qui se succèdent, un livre non vendu à un moment T est un livre perdu), c’est 30 à 50 % du chiffre d’affaires annuel qui va être perdu. Peu se font des illusions. À la question de savoir si la situation met en danger la pérennité de la structure, 12 disent oui à court 3 terme, 11 à moyen terme. Quant à la perte d’emploi définitive, les premiers chiffres énoncés tournent autour de 25, dont 7 pour une seule structure.
  

Des aides certes, mais pas toujours adaptées 


Il est un peu trop tôt pour savoir si les éditeurs ont pu bénéficier des aides proposées par les pouvoirs publics. Pour les structures les plus importantes, l’aide au chômage partiel (une dizaine de salariés concernés) et au report des charges a été demandée et obtenue.

Pour les autres, beaucoup pouvaient espérer prétendre à la subvention défiscalisée du fonds de solidarité (1500 euros), mais le comparatif du chiffre d’affaires mars 2019/mars 2020 avec une perte de 50 % a posé problème. D’une part, mars 2020 ne comprenait que 15 jours de perte sèche, d’autre part, les éditeurs ont reçu encore des paiements au mois mars sur les ventes effectuées au premier trimestre.

C’est bien à 60, voire à 90 jours, que la perte se fera sentir. Beaucoup auraient préféré mesurer la perte sur un CA lissé dans le temps et non sur une période aussi courte. La demande pourra être renouvelée au mois d’avril, peut-être avec un peu plus de succès. D’après les retours reçus, seules 5 structures ont déclaré l’avoir obtenue.

Le Centre national du livre (CNL) a, de son côté, proposé de venir en aide aux structures qui n’ont pas bénéficié des mesures du fonds de solidarité après en avoir fait la demande. Initiative intéressante, mais là encore, les critères sont très restrictifs pour que tous les éditeurs concernés puissent en bénéficier. Une des particularités de l’éditeur indépendant est de diversifier au maximum ses canaux de vente, au contraire de l’édition traditionnelle qui concentre son CA sur les ventes en librairies. Or, un des critères exigés par le CNL est d’effectuer 50% de ses ventes en librairies.

Le statut (rien pour les associations), la réalité de trésorerie et des échéances de paiement, la réalité économique du milieu, font que les aides proposées ne sont pas accessibles à tous. Un effort supplémentaire est unanimement demandé.
  

La librairie au coeur de la relance 


La période de confinement levée, certains secteurs économiques ne dépendront que d’euxmêmes pour redémarrer. Pas les éditeurs. Ces derniers ne revendront de livres que si les libraires rouvrent, si les diffuseurs et distributeurs reprennent leur activité, et si, plus généralement, les manifestations culturelles redémarrent. Et si les lecteurs sont de nouveau présents.

Cette dépendance est fragilisante. Les salons de mai-juin-juillet sont définitivement annulés. Ceux d’août et septembre seront difficilement tenables, ou maintenus au prix de précautions sanitaires lourdes et indispensables. Un espoir à partir d’octobre ? Rien n’est sûr. Attendons. Mêmes incertitudes concernant les animations, lectures, spectacles, rencontres ; il est fort à parier que personne ne se précipitera ou que, si rencontres programmées il y a, elles seront limitées en nombre de présents. Dans un premier temps, ce n’est donc pas sur ça que les éditeurs peuvent compter.

 

Il ne faut pas se cacher la réalité. En cette période difficile de reprise, les éditeurs vont dépendre très fortement des libraires et de leurs réactions. Plus que d’habitude probablement ; et c’est un paradoxe, parce que la concurrence avec les éditeurs plus conséquents va être féroce. Il ne s’agira pas de tuer Goliath, mais David devra montrer qu’il existe, et qu’il a les moyens d’exister.

Quels choix les libraires vont-ils opérer dans une situation économique tout aussi complexe et difficile pour eux ? Une trésorerie en baisse n’aura-t-elle pas pour conséquence de diminuer les achats ? N’y aura-t-il pas une tendance légitime chez eux à privilégier les titres « à fort potentiel », la plupart issus des grandes maisons ?

Comment vont-ils faire face à un encombrement inéluctable, au moins jusqu’à la fin de l’année ? Face à un afflux de livres, dans un monde déjà en surproduction, les retours, pas forcément dès la réouverture puisque les réapprovisionnements ne vont pas être immédiats, mais dans les mois qui viennent, ne vont-ils pas être plus importants, et les fonds existants, notamment ceux des éditeurs indépendants de la région, sacrifiés ?

Le Syndicat de la librairie française (SLF) demande « aux fournisseurs de limiter très fortement leurs prochains offices de nouveautés et de ne les lancer qu'à partir de juin ».

Le Coll.LIBRIS que nous représentons a tissé des liens étroits avec l’Association régionale des librairies indépendantes (Alip). Depuis plusieurs années, les libraires de l’association soutiennent la production locale et ont créé des affinités fortes avec certains éditeurs proches de leurs goûts et valeurs. Nous ne doutons pas que ce soutien se poursuive, mais nous sommes bien conscients que les libraires auront également besoin d’un grand appui pour poursuivre leur travail et véhiculer leurs valeurs.

Dans ce contexte, c’est la stratégie de programmation que les éditeurs vont devoir repenser. Ralentir les sorties dans les mois qui viennent pour mieux l’envisager en 2021. Abandonner l’idée de sortir les titres qui devaient l’être au printemps et cet été. Tous l’évoquent et ne vont pas oser sortir des livres en fin d’année. Il est certain alors que le CA diminuera de 30 à 50 %. Les plus optimistes penseront que c’est un mal pour un bien, il s’agira de mieux se projeter sur l’année prochaine.

Une forte dépendance Makassar, Serendip, Hobo, Pollen, … des distributeurs qui soutiennent l’édition indépendante, mais qui vivent aussi sur une économie tendue. Malgré les aides et le recours au chômage partiel, leur trésorerie résistera-t-elle dans les mois qui viennent après deux mois d’inactivité totale ? Par expérience subie par des collègues, on sait que la disparition d’un distributeur pour un éditeur est une catastrophe dont il a du mal se remettre. De la solidité des distributeurs dépend aussi notre résistance.

Et puis cette question, loin d’être anodine : les lecteurs seront-ils au rendez-vous ? Dans cette reprise économique qui, on le sait tous, sera progressive, la grande inconnue est la capacité des individus à mobiliser leur pouvoir d’achat au sortir de la situation actuelle. Il y aura bien sûr autant de lecteurs, autant de gens qui veulent découvrir, connaître, savoir, s’émouvoir, mais leur premier réflexe sera-t-il de se précipiter en librairie (comme au cinéma, au musée, dans les expositions, au spectacle…) ? Les nouvelles habitudes de consommation du produit culturel, au moins à moyen terme, devront être finement analysées. De cela aussi dépend notre devenir qui pourrait entraîner des ajustements de production.
  

Le Coll.LIBRIS exprime des demandes concrètes 


Le Coll.LIBRIS exprime des demandes concrètes permettant de poser les premières briques d’une filière du livre plus vertueuse. On le voit, nombre d’incertitudes ont de quoi inquiéter le futur de l’édition indépendante. Et en attendant que la situation se décante, que les choses 5 évoluent, que la librairie rouvre, les éditeurs proposent des mesures complémentaires simples à mettre en oeuvre rapidement et qui favoriseraient la diversité des pratiques de la filière.

Au niveau national, outre une politique de relance globale de la culture, il pourrait être réitéré une demande trop longtemps restée en suspens : l’élargissement du tarif Livres et brochures de La Poste à l’étranger sur le territoire français. Cela favoriserait l’envoi de livres, tant par les particuliers que par les acteurs du livre. Des pétitions nombreuses ont déjà circulé sur le sujet, mais qui sont restées lettre morte. Nous pensons que les circonstances sont réunies pour concrétiser cette idée qui serait un grand soulagement pour l’édition et la librairie indépendante. Elle pourrait être relayée par une action commune menée par l’ensemble des associations régionales d’éditeurs et de libraires.

Au niveau régional, les éditeurs souhaitent solliciter l’État (Drac) et la Région pour une aide exceptionnelle et conditionnelle ciblée sur lédition. Certes, il existe les dispositifs déjà mis en place, très appréciés, qui pourront être de nouveau mobilisés. Mais ces derniers ne peuvent l’être que sur des projets spécifiques (création de collection, achat de matériel…) Un appui à la conception et à la fabrication d’un prochain livre serait d’un grand soutien. Afin de manifester leur solidarité avec d’autres acteurs économiques de la filière, les éditeurs du Coll.LIBRIS sollicitant cette aide s’engagent à imprimer l’ouvrage concerné en Pays de la Loire.

Nous souhaitons aussi que les dispositifs d’aides locaux et régionaux puissent évoluer et s’adapter à la nouvelle donne engendrée par la situation.

Autre idée soumise à l’appréciation des institutions régionales, départementales et locales. La meilleure façon d’aider auteurs et éditeurs est d’acheter leurs livres. Dans le cadre de la politique publique d’accès pour le plus grand nombre à la lecture et à la culture, notamment locale, nous proposons de travailler avec les collectivités concernées pour voir comment nos livres peuvent être achetés en nombre et de manière plus systématique pour alimenter les fonds des bibliothèques et des établissements scolaires.

Sur chacune de ces propositions, ou d’autres favorisant le lien entre les différents acteurs et actrices de la filière, le collectif des éditeurs des Pays de la Loire, en lien avec Mobilis et l’Alip, est prêt à discuter. Des aides complémentaires nécessaires pour que les éditeurs en région puissent non seulement mieux aborder les difficiles mois à venir, mais également participer au développement économique et culturel d’une filière régionale du livre et de la lecture exemplaire.

Le maintien de la diversité éditoriale, le développement de la création par un soutien aux auteurs et aux artistes locaux, la préservation d’une singularité régionale sont en jeu.
Nantes, le 20 avril 2020

Pour le Collectif d’éditeurs en Pays de la Loire (Coll.LIBRIS), le conseil d’administration : Thierry Bodin-Hullin (Président), Louise-Anne Petit (Vice-Présidente), Françoise Plessis (Trésorière), Anaïs Goldemberg (Secrétaire), Cyril Armange, Daniel Bry, Bernard Martin, Albert de Pétigny, Sandra Todorovic

 

Atualitté du 29 avril 2020