Les cahiers reliés sortis de leur étui. |
C'est ensuite à tâtons, par petites touches, que l'on avance dans le texte tout aussi délicat, mystérieux, qui ne se livre pas tout de suite.
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La couverture est un étui. |
Le narrateur est un personnage insaisissable, peu impliqué, hésitant, indécis, qui pense une chose et son contraire, raconte avec distance des événements ordinaires : un stage, une grève, des vacances... Il compose avec les autres et compose avec lui-même.
Il évoque des souvenirs de fruits, mais sans appétit ni grand plaisir car jamais aussi bons que mangés sur l'arbre, même véreux, parfois sortis d'une boîte. Ils ont le goût de la nostalgie, d'un passé en décomposition, comme ces vanités auxquelles fait référence le titre du livre, ces natures mortes ou allégories de la mort et du temps qui passe...
Et puis, un jour, c'est la révélation : le narrateur entre dans un musée presque par hasard — parce qu'il pleut et parce que l'entrée n'est pas chère — et se découvre une passion pour les œuvres d'un certain Aerts, artiste méconnu qui peint surtout des pommes.
Aerts disait, Si tu peux peindre une pomme tu peux tout peindre. Mais alors, il n'y a plus de nécessité de peindre autre chose. Si tu as peint une pomme tu as déjà le monde devant toi... Il est impossible de tout regarder, mais si tu regardes bien une chose, tout le reste est inclus. Et ce qu'on regarde est moins important que comment on le regarde...
Il est donc question de fruits, de couleurs, de peinture (Cézanne, Warhol, Arcimboldo...), de compositions et de décompositions, de contemplation... jusqu'au tableau final, le chef d'œuvre d'une vie.
L'atmosphère mystérieuse persiste encore longtemps après la lecture, avec ces questions existentielles que le texte inspire sans les poser directement : la vie, quelle vie, pourquoi, comment... à la manière des vanités.
Éditions L'Ire des marges, 2017, 208 pages.
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Éclairs, la revue numérique d'écla - Nathalie André
Le dernier livre de Derek Munn – Vanité aux fruits, a été écrit en grande partie au chalet Mauriac lors de la résidence de l'écrivain à l'automne 2014 – et publié aux éditions bordelaises L'ire des Marges. En voici une lecture.
Dans un entretien qu’il donnait en 2014, au chalet Mauriac lors de sa première résidence d’écriture, Derek Munn expliquait : « Je préfère créer une ambiance, avoir une trame narrative plutôt que de raconter réellement une histoire. » Pourtant, à lire chacun de ses livres, trois publiés à ce jour, l’histoire est très loin d’être secondaire. Il est vrai que ce sont des histoires en creux. De celles qui suivent les sillons intérieurs du personnage, de celles qui se cristallisent dans les mots pour dire ce qu’on garde souvent en soi, là où se logent des pleins dont on pense souvent qu’ils sont des vides. C’est ainsi que les personnages semblent chercher à saisir le sens d’être présent en même temps que celui d’être dans le présent, avec toute la difficulté qu’il y a déjà à se fondre dans l’un ou dans l’autre.
Et, à chaque nouveau livre, Derek Munn, par son désir d’enlever à son écriture le superflu et, dans le même temps, de nous donner à entendre en infrabasse, les tiraillements intérieurs, cisèle une écriture qui est une invitation à s’intérioriser, à ralentir, à écouter. Et comme un tableau dont on veut s’imprégner et épuiser tous les détails, il faut parfois y revenir plusieurs fois.
Vanité aux fruits, son dernier roman, Derek Munn l’a écrit en grande partie pendant sa résidence au chalet Mauriac. Publié dans un élégant coffret, en mars dernier, par la maison d’édition bordelaise l’Ire des Marges, son roman poursuit sur la même ligne et la pousse encore plus loin. « À chaque moment, pour chaque chose, j’ai toujours l’impression que c’est trop tard, que je suis déjà dans le moment d’après. Le présent est toujours juste à côté. » Face aux télescopages intérieurs où se bouscule ce qui doit être fait, pas fait, dit, pas dit, et que « choisir n’est pas décidé ; et que parfois on ne décide pas », le narrateur de Vanité aux fruits décide cette fois de faire un choix pour sa vie. S’enroule et se déroule ainsi, autour de son quotidien, de sa famille et de la mise en place de ce choix, une liste de fruits qu’il a établie et qui lui permet de revisiter les souvenirs ou émotions qui leur sont attachés. Mais ce n’est pas si simple, car Vanité aux fruits est également une poupée russe. Et Derek Munn a réussi le tour de force d’emboîter les pièces dans le désordre, sans que cela interpelle. Si bien que le lecteur découvre à la fin du livre, avec stupeur, que quasiment toutes les clefs de ce fameux choix lui étaient données dès le début... Aussi, après le tressaillement intérieur (comment suis-je passée à côté ?), s’impose le plaisir de lire une deuxième fois… pour tout dénouer, en savourant la finesse de la trame narrative. Pourtant tout était là : « Je suis mon propre fruit. Je m’épluche, me prépare. Je crache mes mots, mes pépins n’auront pas la chance de germer. Il n’y aura pas un autre cycle. Je ferai juste des restes. Du compost. »
Derek Munn est de nouveau l’heureux lauréat d’une résidence. Il vient de repartir pour écrire, cette fois à la maison Julien Gracq (Pays de la Loire), dans le cadre des résidences croisées, nouées avec le chalet Mauriac (Nouvelle-Aquitaine). Il travaille sur un projet de roman, La Main gauche (titre provisoire) et il a prévu de continuer sur un autre déjà bien avancé qu’il souhaite finir. Mais on n’en saura pas plus pour l’instant : « Les secrets commencent avant qu’ils n’existent. Et quand on en garde un, on cache sûrement aussi quelque chose à soi. Je ne sais pas ce que je me cache. Si je le savais, ce ne serait pas un secret. »
*Extrait, Derek Munn, Mon cri de Tarzan, éd. Léo Scheer, p. 55, 2012.