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l'autre LIVRE

AU PAS INÉGAL DES JOURS

(FIORI PARI, FIORI DISPARI, 2019)

de SINIGALLI LEONARDO

et KAAN ODETTE (traducteur)

« Je dis parfois en plaisantant que je suis mort à neuf ans ; je vous dis, à vous mes amis, que le pont sur l’Agri s’écroula une heure après notre passage ; et toujours plus je me convaincs que tout ce qui m’est arrivé ensuite ne m’appartient pas. »
Né au début du 20e siècle dans une famille paysanne, au sud de la péninsule italienne, Leonardo Sinisgalli quitte très tôt sa famille pour poursuivre ses études à Caserte, à Naples puis à Rome. Devenu ingénieur, il travaillera à Milan tout en commençant à publier ses premiers poèmes. Dans toute son œuvre, il ne cessera de revenir aux paysages et aux coutumes de son enfance, qui nourriront toujours son imaginaire.
Devenu un poète reconnu et un critique d’art influent, il publie en 1945 ce premier livre de souvenirs où il évoque à la fois la Basilicate de ses premières années (qu’il préféra toujours appeler de son ancien nom latin, la Lucanie) et quelques-uns des épisodes marquants de sa jeunesse loin de son village natal, ainsi que ses périodiques retours pleins de nostalgie vers sa terre natale, auprès de ses parents vieillissants et de ses sœurs.
Ce livre envoûtant restitue l’atmosphère d’une époque et surtout d’un territoire immémorial comme seul un poète sait les évoquer.

Bonus

La voiture fut rangée le long de la haie. J’offris le bras à ma mère et nous gravîmes la pente douce jusqu’à la grille. Avant d’entrer, nous nous retournâmes tous deux pour voir la vallée de l’Agri du haut de ce merveilleux belvédère. Ma mère me dit de chercher, du côté du bourg, notre maison. En regardant l’un après l’autre les balcons, je reconnus le nôtre. « Tu as encore une bonne vue, me dit-elle. Moi, là-bas, je ne vois plus qu’une ligne blanche. » Puis elle me demanda de regarder plus loin, vers le clocher de Saint-Jacques, au bord du ravin, au-dessus des fours à chaux. « Tu vois le petit arbre rond ? C’est un pin solitaire. — Oui, lui dis-je. Environ à trois kilomètres à vol d’oiseau. — C’est ça. Un peu plus loin, tu vois un bouquet d’arbres, là d’où part la pente qui mène au fleuve ? Ce sont nos chênes. Derrière, c’est notre nouvelle vigne. Nous l’avons plantée l’année où ton père a fait construire une bastide où parfois même il passe la nuit. De cette colline, on domine toute la vallée », disait ma mère qui, désormais, ne parvenait plus à rien distinguer, ni les châteaux des villages d’alentour, ni le tracé rond d’une bergerie, ni les crêtes de l’Apennin à l’horizon. « Notre tombe se voit de partout », continuait ma mère, tandis que nous suivions déjà l’allée. « Ce n’est pas un cimetière ici, c’est le paradis », lui dis-je. Nous marchions entre les hautes rangées de vignes, et des arbres fruitiers étaient plantés çà et là sur les terrains vacants. L’automne était avancé mais les feuilles n’étaient pas encore toutes tombées sur la colline. Les coings, couleur de soufre, se détachaient sur le ciel gris, les coings qui sont le fruit du sommeil ; si gonflés et d’une couleur irréelle, presque saturnienne, les coings longs à mûrir, comme le sommeil est long à venir, et qui absorbent de la terre un suc amer, intense, l’humeur puissante de la terre adulte. J’aimais me retrouver, me promenant avec ma mère dans les allées de ce jardin merveilleux où j’étais sûr de retourner un jour, sans poids et sans peine, dormir pour toujours d’un très beau sommeil. En quelque lieu que m’atteigne la foudre, j’étais sûr que mes morts obscurs me rappelleraient à eux, et que je reviendrais me reposer pour l’éternité avec les miens dans cette tombe.
Ma mère tira la clef de sa poche et ouvrit. C’était un enclos très étroit. Il me semblait impossible qu’il pût nous contenir tous. Il y avait déjà les grands-parents, il y avait ma sœur. De la place ? Il y en avait pour toute la famille. Mais les petits-fils, et ceux encore à naître ? Ma mère me dit qu’un tas d’ossements pouvait tenir dans un panier. Et puis, dans le sous-sol, il y avait des niches. Nous nous assîmes, ma mère et moi. Les après-midis d’automne sont si courts ! Ma mère alluma les petites flammes des lampes et se mit à dire ses prières. J’étais si tranquille auprès d’elle que je serais resté là pour l’éternité. C’était la fin de mes angoisses, de mes espérances. J’aurais voulu être frappé par la foudre avec elle, ce jour-là. Cela ne me semblait pas un grand péché de désirer si ardemment à cette heure sa mort avec la mienne.

Fiche technique

Prix éditeur : 18,00 €


Collection : Éditions de la Coopérative

Éditeur : COOPÉRATIVE (ÉD. DE LA)

EAN : 9791095066279

ISBN : 979-10-95066-27-9

Parution :

Façonnage : broché

Poids : 400g

Pagination : 144 pages