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l'autre LIVRE

Un silence de pierre et de cendre

de Murielle PARADELLE

À travers les soubresauts d’une enquête difficile, le lecteur de ce roman policier est convié à entreprendre une plongée au cœur même du génocide comme crime d’extermination, pour essayer d’en comprendre les ressorts, la logique, le déroulement et de réfléchir sur des questions telles que la justice après la Catastrophe, la vengeance, le pardon, la culpabilité et l’innocence, la complicité par abstention, l’héritage du génocide, la transmission de la mémoire, le deuil impossible faute de corps à honorer, et, surtout, l’indifférence. Un crime qui se construit sur la déshumanisation de la victime à partir de l’inhumanité du tortionnaire, mais qui laisse, pourtant, le dernier mot à cette humanité, celle qui, même blessée, survit malgré tout, contre toute attente, contre toute espérance, contre toute probabilité. 

Professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa (Canada), Muriel Paradelle enseigne un cours portant sur les défis et les difficultés que rencontre la justice, dès lors qu’il lui revient de se saisir de crimes commis dans le cadre de politiques d’États qui usent de la violence extrême pour terroriser ou anéantir une partie de leur population (génocides, crimes contre l’humanité, nettoyages ethniques, recours à la torture et à la disparition comme moyens de contrôle). Ce premier roman représente, pour elle, une manière de diffuser, autrement que par le biais de la recherche scientifique, le fruit de son travail et de sa réflexion, de même, aussi, qu’une manière autre de témoigner, lorsque le chercheur/romancier devient le témoin du témoin, et, à ce titre, héritier, lui aussi, de la violence extrême.
 

Bonus

Chapitre 1

Auschwitz 1, camp central, 27 janvier 1945

 

Il faisait froid et gris en ce petit matin du 27 janvier 1945. Le paysage, d’une désolante tristesse, semblait figé, comme durci sous le gel et la neige sale, qui s’étalait en plaques lépreuses. Les troupes soviétiques s’arrêtèrent devant les portes du camp. Au-dessus d’eux, couronnant le portail, une enseigne se riait des hommes et du ciel, proclamant avec une ironie insoutenable « Arbeit macht frei » !, « le travail rend libre ». Ils n’avaient pourtant par l’air libre les squelettes ambulants qui peuplaient le camp déserté de ses maîtres. Micha suivit ses compagnons et passa le portail. Des bâtiments de briques rouges s’alignaient tout en longueur, ceinturés par une double rangée de barbelé, enchevêtrement de ronce de fer, qui frissonnait sinistrement sous la plainte lancinante du vent. La brume faisait comme un halo flou autour des lampadaires encore allumés, dont la luminosité vide contribuait à donner à ce lieu de mort une atmosphère fantomatique presque surréaliste. Surréaliste aussi était la scène qui se découvrait aux yeux des soldats effarés. Oui, ils avaient entendu parler de ces camps de concentration vers lesquels étaient déportées des centaines de milliers de personnes raflées à travers toute l’Europe. Oui, ils savaient que des prisonniers y mouraient de faim, de froid et d’épuisement. Mais ce qu’ils découvraient là, au fur et à mesure qu’ils pénétraient plus avant dans le camp, était d’une toute autre nature. Partout, au détour des bâtiments, dans les allées, le long des fils de fer barbelés, aux pieds des miradors, des cadavres jonchaient le sol ou s’entassaient en des monticules de corps désarticulés, d’une maigreur à hurler, dont les os crevaient l’air glacé de leurs saillies acérées. Des corps sans plus de chair sous la peau, aux orbites creuses et noires, aux traits figés dans le rictus affreux de ceux qui sont allés au-delà de la souffrance. Ce n’était pas un camp de prisonniers que les soldats russes venaient de libérer, mais un cimetière.

Micha ne sait plus où poser les yeux. Il est tiraillé entre deux sentiments contradictoires, celui qui l’incite à se détourner de cette horreur, tandis que l’autre le pousse à regarder. Il avance à travers les allées, titubant presque d’effarement, son esprit encore incrédule se refusant à accepter la réalité, qui s’étale pourtant, sans fard, sous ses yeux. Contre le mur d’un baraquement, il aperçoit un homme affaissé, à peine vêtu malgré le froid intense. Il semble épuisé au-delà de l’épuisement, maigre au-delà de la maigreur. Une silhouette suraigüe qui déchire l’air vide et nu. Micha peut voir le cœur de l’homme battre sous la peau… il voit… non, ce n’est pas possible ! On ne peut pas voir un cœur d’homme battre dans sa poitrine ? Mais la peau est si fine de toutes les privations endurées, si tendue sur le vide des os nus de toute chair, que l’on peut voir, oui, on peut voir les mouvements du cœur de l’homme sous la cage thoracique claire­ment dessinée. Il bat vite, à petits coups essoufflés, comme les halète­ments effrénés du cœur de l’oiseau affolé, que le chat a attrapé et qui se joue de sa frayeur. Il bat si vite, trop vite, emballé de joie et d’espé­rance… ils sont partis ! Les maîtres d’hier, hier encore incontestés, ont fui, détruisant, avant leur départ, les traces de leur terrible forfaiture, les sinistres vestiges de ce Reich qui devait durer mille ans. Le camp est libéré ! Et lui, déporté avec tant d’autres qui sont morts, lui a survécu : survécu contre toute attente, contre toute probabilité, contre toute espérance. Le camp est libéré, le cauchemar est terminé… Le cœur s’affole de joie… C’est fini ! Enfin !… Les battements redoublent, le pouls s’emballe, le corps se tend, les mains s’agitent, les doigts se crispent comme des griffes cherchant à s’agripper… à quoi ?... à la vie… ils doivent s’agripper à la vie ! « S’il te plaît mon cœur, calme-toi ! Dis, tu ne vas pas me lâcher maintenant ! Ce n’est pas possible ! Ce serait trop cruel ! On ne peut pas mourir de trop de joie, n’est-ce pas ? Sûrement qu’on ne peut pas mourir d’un espoir enfin assouvi ? On ne peut pas, non, on ne peut… on ne… ». Il vient de s’arrêter pourtant ce cœur par trop malmené dans un dernier battement effréné, à peine un souffle… Là, là, c’est fini. La souffrance, enfin, s’en est allée laissant sur son visage la trace de larmes qu’il n’a pas eu la force de verser… il est libéré. Oui, déporté, oui on peut mourir de trop de joie, lorsque le corps saturé de souffrance n’a plus la force de contenir le vif de l’espérance. Oui, déporté, oui on peut mourir de tant vouloir vivre, lorsque l’envie de vivre est trop puissante pour le corps affaibli jusqu’à la lie, que la joie inonde, submerge et noie. Mais mourir en plein espoir, n’est-ce pas un peu mourir dans la joie ? « Arbeit macht frei ! ».

Micha court. Fuir, fuir cette mort muette, plus encore atroce d’avoir ultimement été provoquée par la joie et l’espérance. La joie et l’espérance comme armes du crime à Auschwitz ! Supercherie suprême ! Fuir, fuir… Il ne sait pas où il va, Micha, tout ce qu’il veut c’est quitter ce lieu infernal, où la mort semble s’être démultipliée à l’infini dans une infinie cruauté. Arrivé au bout d’une allée, il débouche sur un terrain vague creusé en son milieu d’une immense fosse. Il s’approche comme à regret, incapable, une fois encore, de ne pas regarder, révulsé à l’avance de ce qu’il craint d’y découvrir. Et la fosse est remplie de… corps. Corps d’homme, corps de femme, corps d’enfant. Corps sans forme. Corps sans début ni fin. Corps androgynes à force de maigreur. Corps contre corps, corps sur corps, corps enchevêtrés, emmêlés, enlacés dans l’étreinte effroyable et fragile de tous ces membres squelettiques à se briser. Il tombe à genoux, Micha. Oh, pas pour prier dieu, aucun dieu d’aucun panthéon ! Oh non ! Parce que tous les dieux n’ont pu que déserter cet endroit maudit, sans quoi un tel endroit n’aurait pu exister. Ou alors, peut-être est-ce dieu qui n’existe pas, après tout ? Auschwitz comme attestation brulante du néant divin ?! « Notre Père, êtes-vous aux cieux ? ». Il est foudroyé, Micha, écrasé d’horreur, incré­dule encore, incrédule malgré tout. « Je suis au milieu d’un cauchemar, essaie-t-il en vain de se persuader, je vais me réveiller, je dois me réveiller. Ce n’est pas possible, aucun homme ne peut s’acharner ainsi sur l’homme ?! » Et là, sur les bords de la fosse bourrée jusqu’à la gueule de cadavres, il crache ses entrailles, submergé de dégoût et de désespoir.

Vaincu, figé, le visage inondé de larmes qu’il ne sent pas même couler, il n’ose plus se relever, quitter ce lieu pour risquer de tomber sur un autre, peut-être plus effroyable encore. C’est alors qu’il capte, à la périphérie de son regard, un frémissement dans la fosse. Les cadavres ont bougé, les corps se mettent en mouvement, ils tres­sautent, s’écartent les uns des autres, se désenclavent. Un espace se forme en leur milieu, d’où émergent, à force de reptations, un bras puis une tête d’enfant. Micha croit devenir fou. Les morts revien­nent à la vie ! Leurs âmes réclament vengeance ! Une armée de corps décharnés va se lever, et, de leur démarche saccadée, ils vont envahir le camp et exiger leur dû. Il délire, Micha, il invente son propre cauchemar dans ce lieu cauchemardesque. Pourtant non, c’est bien un regard qui croise le sien, un regard bien vivant, un regard férocement vivant, un regard qui l’oblige à le regarder en retour, qui le défie de ne pas le soutenir. Un regard duquel il ne peut se déprendre.

L’enfant est pris, coincé entre les corps, dont il essaie de s’extraire sans y parvenir, comme si les morts ne voulaient pas lâcher le vivant, s’agrippant à lui pour le retenir. « Il est à nous ! Il est tombé avec nous. Il appartient désormais à la mort, bien plus puissante, en ce lieu, que la vie. Une mort exigeante et avide, possessive et affamée. Une mort jamais rassasiée, qui entend garder tous ses enfants, même les plus petits, même les plus récalcitrants, même ceux qui se croient encore vivants. Car ne t’y trompe pas, soldat ! Cet enfant-là n’est pas com­me toi. Et s’il n’est pas tout à fait mort, il n’est déjà plus vraiment vivant. Il est un « survenant ». Un fantôme rescapé des camps ». Micha se penche avec répulsion au-dessus de la fosse. En équilibre précaire, il essaie d’attraper la main de l’enfant. Il tremble de peur et ne parvient pas à assurer sa prise. Et s’il tombait dans cette masse informe de corps blanchis et se noyait, englouti sous ces cadavres aveugles, la bouche ouverte au bord du cri ? Il parvient, enfin, à attraper la main qui se tend. Il essaie de tirer l’enfant à lui, de l’extirper de ces corps qui le retiennent, l’appellent, le réclament. « Reste avec nous ! Reste… ». Il a peur de tirer trop fort et de lui faire mal. Il est si petit, si maigre, si fragile… Il craint de le casser, de le désarticuler comme une poupée malmenée et, en l’échappant, de laisser les morts l’aspirer à tout jamais.

Le regard de l’enfant ne le quitte pas. Un regard d’azur si clair entre le noir des cils. Un regard si effroyablement intense, si féroce­ment lucide. Un regard si vieux d’avoir vu ce qu’aucun être humain n’aurait dû voir. Le regard d’un survenant. Mon dieu, on dirait qu’il essaie d’insuffler à Micha la force d’aller jusqu’au bout, la force de le sauver malgré tout ! Il délire encore, Micha. C’est cet enfant décharné, presque désincarné, qui lui commande, par son seul regard, de sur­monter son horreur, qui lui interdit de renoncer, qui le pousse à continuer. Alors il tire, Micha, il tire à l’arracher ce petit bras trop frêle. Soudain, une image irrésistible lui traverse l’esprit, une image entrevue dans un livre d’art : celle des esclaves de pierre de Michel-Ange, qui donnent l’impression de vouloir s’arracher, en vain, à la gangue de pierre, dans laquelle le ciseau génial de l’artiste les a laissés à jamais entravés. Mais l’effort de Micha, lui, ne peut rester vain, car le regard de l’enfant lui interdit la vanité du geste. Alors il tire, Micha, guidé par la seule violence de ce regard, le corps et l’esprit tout entiers tendus vers le but à atteindre. Il ne s’appartient plus, il est le prolon­gement de cette autre volonté, le bras de l’enfant devient l’extension du sien propre. Il tire, tire et tire encore, et, lentement, par à-coups successifs, il arrache le corps de l’enfant à cette gangue humaine, l’extirpant des chairs mortes de ces prisonniers, devenus à leur tour, quelle ironie suprême, une impitoyable prison, dont les os sont les barreaux pathétiques de cette geôle mouvante. Encore un effort ! Encore un sursaut et ça y est, il l’a attrapé ! Il s’en saisit avidement, comme le voleur d’un butin longtemps convoité. Il le serre trop fort, trop près, trop dur. Il a tellement peur de le lâcher, de le rendre à cette mort jamais rassasiée, qui, à travers la bouche crevée de ces milliers de cadavres entassés, hurle son dépit d’en avoir laissé un échapper. « Arbeit macht frei » !

Mots-clés :

Fiche technique

Prix éditeur : 22,00 €


Collection : Méandre

Éditeur : PÉTRA

EAN : 9782847431186

ISBN : 978-2-84743-118-6

Parution :

Façonnage : broché

Poids : 370g

Pagination : 344 pages